L'étonnante diffusion
du costume espagnol en Europe au XVe siècle vient d'abord du
prestige retiré par les Espagnols des découvertes de Christophe
Colomb qui, s'il ne trouva pas tout de suite une nouvelle route maritime
de la soie, établit du moins d'Amérique en Espagne l'immense
trafic des métaux précieux, source du luxe à l'époque
de la Renaissance. Mais le costume espagnol bénéficia aussi du prestige politique né de l'expulsion des Maures d'Andalousie, affermi par l'unification de la péninsule ibérique et, après la défaite de François Ier à Pavie, lié à la prédominance politique de Charles Quint sur l'échiquier européen. En 1516, réunion dans
ses mains des domaines des Habsbourg et des Aragon-Castille ; dès
1519, conquête du Mexique suivie de celle des Amériques
centrale et du nord et de la côte du Pacifique ; double mariage,
de Charles Quint avec Isabelle de Portugal et de sa soeur avec le roi
Jean III, apportant la couronne du Portugal, le Brésil et l'empire
colonial des Indes : de quels poids ces événements ne
pesèrent-ils pas alors, au bénéfice de celui
qui constituait ainsi le plus vaste empire qui fut jamais ! De cette éblouissante suprématie politique, le luxe devait être une des expressions, secondaire peut-être mais non la moins sensible pour le prestige hispanique. Au vrai, ce costume lui-même avait subi des influences diverses. Philippe le Beau avait déjà introduit en Espagne les splendeurs de la cour de Bourgogne et probablement certains détails de l'habillement flamand. Des modes allemandes avaient été apportées à Madrid en 1517 par des Chevaliers teutoniques. Ces pénétrations continuèrent d'ailleurs durant tout le siècle et, dans ses Commentaires (1552), Luis de Peraza signale des « picados à la flamenca », des « cortados à la alemanas » et dit que les femmes espagnoles portent des jupes à la française ou à la flamande et des coiffes à la portugaise. La sévère étiquette instaurée par les monarques de la Maison d'Autriche opéra à la cour la fusion de toutes ces diversités. L'incomparable prestige de
la cour d'Espagne s'affirme d'ailleurs davantage dans les pays d'Europe
occidentale à structure urbaine et monarchique que dans ceux
de l'Europe centrale, plus terrienne et seigneuriale ; il profite surtout
des unions entre dynasties, dont Charles Quint s'efforça de tisser
le réseau dans tous les pays catholiques par des voyages et des
ambassades ; mais il s'y ajoute des faits particuliers, comme la captivité
à Madrid de François Ier puis de ses enfants.
Le caractère dominant du costume espagnol, c'est sa sobriété, son austère élégance. Si riches qu'ils soient, les tissus restent dans les coloris sombres : les bouffons de l'Escurial eux mêmes ne portent pas de couleurs criardes. Cette mode du noir se répandit en Italie, comme on l'a vu, et en France, à la cour d'Henri II et à celles de ses fils : Marie Stuart commande, pour son deuil, un corps « à l'espagnole » en satin noir. Dès le règne de François le", les comptes royaux mentionnent des robes « à l'espagnole », par exemple celles des dames d'honneur pour l'entrée d'Eléonore d'Autriche à Paris en 1530. L'allure grave et pesante
due à l'engoncement n'empêche pas le luxe vestimentaire
: les rois d'Espagne, comme ceux du Portugal, durent même multiplier
les lois somptuaires pour restreindre les excès ; mais lorsqu'à
quatre reprises (en 1515, 1520, 1523, 1534), les broderies d'or et d'argent
furent interdites sur le costume, les brodeurs leur substituèrent
les galons et les passementeries.
Selon un auteur espagnol du XVIIIe siècle, « la série de ces lois présente un phénomène digne de réflexion : la nation la plus riche et la plus puissante de l'univers, celle qui, aux vastes territoires acquis dans le continent d'Europe, en ajoute de nouveaux, immenses, finalement la nation qui a les meilleurs artistes et fabricants de toutes les manufactures d'or, d'argent et de soieries... cette nation limite ou interdit pour ses sujets la plus grande partie de ces matériaux ». D'autre part, le costume
espagnol stylise les lignes du corps.
Dans les modes féminines, la grande transformation c'est l'abandon de la souplesse au profit des formes droites. On a voulu y voir un mélange de modes italiennes et espagnoles ; en tout cas, ce sont des mots espagnols qui désignent ces formes nouvelles. Deux pièces de vêtement
sont caractéritiques : le corps et le vertugadin.
Corsage rigide et montant, posé en pointe sur la jupe, doublé
de toile raide et bordé de fil de fer, le corps impose
au buste une forme quasi géométrique et allonge la taille
en comprimant la poitrine jusqu'à l'effacement. Le vertugadin
est un jupon raide en cloche sur lequel sont cousus des cerceaux faits
d'une branche souple d'arbuste (verdugo) de manière à
évaser la jupe montée à la taille sans aucune fronce,
ce qui accentue la finesse du buste. Sous ce vertugadin est
souvent portée une jupe noire dite basquina, parfois
aussi tendue sur des cercles et qui finit plus tard par être confondue
avec lui.
La silhouette figure ainsi un cône de la tête au sol, exprimant par sa rigidité sévère les préoccupations morales de la Contre-Réforme et l'idéologie ascétique du clergé espagnol. Sauf dans la rue, où, sur leurs hautes chapines de liège, elles marchent en balançant légèrement leur jupe, les femmes paraissent être d'une seule pièce et portées sur des roulettes. Un haut pli ménagé au-dessus de l'ourlet des jupes permet de s'asseoir sans découvrir ses pieds - incorrection suprême ! Il semblerait inutile de
rappeler que le mot vertugadin n'a rien à voir avec
une « vertu » qu'il faut « garder », si des
ouvrages à prétention d'Histoire de la Mode ou du Costume
ne continuaient à répéter cette pseudo-étymologie,
prouvant ainsi que leurs auteurs sacrifient tout souci de documentation
sérieuse au plaisir de renouveler un calembour équivoque.
Répandu d'abord à
Madrid dans les milieux proches de la cour, le vertugadin fut à
la mode jusque vers le milieu du XVIIe siècle pour les cérémonies
; il ne fut jamais porté dans les classes populaires.
Couronnant cette figure géométrique, la fraise apparut vers 1555. D'abord petit ruché terminant en calice le col haut du corsage, elle prit bientôt de grandes proportions et on la soutint, vers la fin du siècle, par un châssis de fil de fer (rebato) qui la soulevait très haut sur la nuque. Il y eut une sorte de concordance entre les exagérations de la fraise et celles du vertugadin ; ce dernier devait pourtant survivre à la première condamnée par une loi somptuaire en 1623. Un autre vêtement féminin connut une très grande diffusion en Europe, la ropa, peut-être d'origine portugaise d'ailleurs, sorte de manteau non ajusté à la taille et ouvert devant, dans lequel on veut voir le prolongement du surcot du XVe siècle ; les manches en étaient souvent en double entonnoir - dont une partie pouvait se porter pendante - de tradition purement espagnole. Cette ropa s'est transmise surtout dans le costume des Pays-Bas, qui a beaucoup emprunté à l'Espagne elle y a donné le vlieger. Il est impossible d'entrer
ici dans le détail des vêtements féminins : saya,
en deux parties ; vaquero dérivant de la combinaison
primitive d'un corsage ajusté à manches amovibles
(cuerpo
baxo) et d'une jupe cloche. Les manches, d'une très grande
ampleur, recouvraient des manches ajustées dont il n'est pas
toujours facile de discerner si elles appartiennent à la robe
ou à un jubon (pourpoint) porté dessous.
Enfin, la mantille noire, version réduite de l'ancienne cape (manto), se porte aussi bien dans les demeures que dehors - évoquant des réminiscences de moeurs orientales. Si le costume masculin fait des emprunts à l'étranger, il les tempère souvent : par exemple, pour les crevés ou taillades venus dès la fin du XVe siècle des uniformes suisses et répandus en Allemagne, en France, en Angleterre, le goût espagnol en diminua l'importance et en raréfia l'emploi. Les Cortès de Valladolid interdirent même en 1548 ces acuchillados ; on en fit alors de simples fentes droites, très répandues à partir de 1550. Les chausses à bouffants tailladés furent en grande vogue
en Espagne avant de l'être en France. Dans tous les pays sauf
en Italie, les chausses gardent jusque vers 1580 une braguette très
proéminente exagérant les attributs virils : il
est possible que son origine remonte au gousset de mailles garnissant
l'enfourchure
du costume militaire et que l'armure de plates rendait indispensable.
Le pourpoint espagnol accentue, à partir du milieu du siècle, la finesse de la taille et la réduction des basques ; il comporte sur le devant une rangée de boutons et il est le plus souvent tailladé et porté sur un jubon à manches dont les fentes sont retenues par des lanières transversales le long du bras. Il apporte au haut du corps une imitation de cuirasse. On donne de l'importance à la silhouette par des rembourrages divers (ouate, lames de baleine) et cette militarisation du costume s'étend même à celui des femmes. Une forme légèrement rembourrée et saillante du pourpoint laisse prévoir l'apparition du panseron à bosse. Les courtisans y ajoutent des demi lunes rembourrées en haut des manches, qui deviennent exagérément larges dans les ropillas à manches pendantes de la fin du siècle. Tandis que l'ample manteau
traditionnel, la capa, reliquat du Moyen Age, est de
moins en moins porté à partir de 1550, l'Espagne adopte rapidement,
emprunté peut-être à l'Allemagne ou à l'Europe
centrale, le manteau en forme, court ou mi-long, le ropon, moins encombrant
et mieux adapté au port des longues épées espagnoles
ou italiennes ; sa forme varie peu malgré des noms divers
: ferreruolo,
boemio, balandran, fieltro et capa,
ces derniers munis d'un capuchon qui est le trait distinctif
de ce manteau porté
en Espagne et ailleurs pendant une partie du XVIIe siècle. Comme dans toute l'Europe, le satin utilisé pour les souliers au début du siècle fut remplacé par le cuir à partir de 1570 pour toutes les classes sociale ; mais les hautes bottes montantes jusqu'au haut de chausses semblent avoir été d'origine spécifiquement espagnole. Quant au chapeau masculin,
plat jusque vers 1580, il s'adapte ensuite aux modes italiennes à
haute forme : il est souvent rigide et orné, du côté
gauche généralement, d'aigrettes que la mode française,
elle, place à droite. Toutefois, le chapeau mou porté
partout en Europe à la fin du premier quart du XVIIe siècle
semble bien issu du sombrero signalé par Vecellio
en 1590 en Galicie et au Portugal. Durant toute la première moitié du siècle s'était conservé le décolleté carré du XVe siècle, transformé en « bateau » vers 1515 ; puis on avait peu à peu commencé à enserrer le cou pour obtenir un col montant et hermétique, de caractère prude purement espagnol. C'est dans le portrait de Charles Quint par Titien en 1533 (Musée du Prado) qu'on trouve un des premiers exemples de ce col montant, ainsi que des chausses étroites ; le portrait d'Henri VIII de 1539, de l'atelier de Holbein (Collection de Chatsworth), et celui de François Ier par Titien de 1538-39 (Musée du Louvre) en montrent la diffusion rapide en Angleterre et en France. Au milieu du siècle, il remplace dans toute l'Europe le décolleté des portraits de Holbein et de Cranach. C'est du ruché bordant
le col que naîtra la fraise, dont l'origine et l'évolution
seront traitées dans le costume français.
Si personnel qu'ait été le costume espagnol du XVIe siècle, il a cependant fait des emprunts aux modes étrangères pour certains détails. Vers la fin du siècle, l'Espagne demandait à Venise et à l'Allemagne de la mercerie, à la France des bijoux et des peignes, aux Flandres de la lingerie fine, à l'Italie des velours ou du fil d'or de Milan. Son influence sur le costume
européen commence d'ailleurs à décliner déjà
à ce moment, tandis que celle du costume hollandais affirme son
ascension, à côté de celle du costume français
: devant la prépondérance économique de l'un et
militaire de l'autre, l'Espagne marque un effacement qui s'exprime aussi
dans ses modes. |